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La désolation de soi, le mal français

Torpeur économique et désolation de soi sont les deux grands enjeux que notre société doit relever. Zoom sur la désolation de soi, ses tenants et aboutissants. Pourquoi l’identité heureuse n’est aujourd’hui qu’un vague espoir.

Notre société doit aujourd’hui faire face à deux enjeux.

Le premier est économique et traité partout dans l’espace public, c’est ce que j’ai décidé d’appeler la « torpeur économique ». Le mot « crise » est trop usité, trop dévoyé. La réalité, c’est que nous ne connaissons pas une crise économique puisque les voyants sont tous au vert : euro faible, pétrole peu cher, retour de la croissance, taux d’intérêt au plus bas. Le monde entier voit son activité repartir. Malgré tout, le chômage continue d’augmenter inlassablement. C’est donc bien une torpeur économique. La torpeur peut paraître légère pour qualifier ces millions de chômeurs mais elle définit en fait bien plus qu’un simple engourdissement passager, c’est une diminution des fonctions d’attention vitales. Quand la torpeur s’installe, le sommeil devient bien vite éternel et l’engourdissement nous endort pour mieux nous étouffer. Je ne traiterai pas ici de la réponse à apporter à la torpeur économique, je traiterai du deuxième enjeu.

Ce second enjeu est oublié dans la presse car vite assimilé à une déviance nationaliste alors qu’il mériterait d’être précisé, conceptualisé et étudié. Il est ce qui est caché derrière le mal-être français. J’ai appelé cela la « désolation de soi ». Le sens premier de ce mot vise un paysage. Un lieu sans vie, un lieu sans joie, un désert. Le désert n’a pas d’eau, pas de verdure, mais il affronte des tempêtes et paraît toujours sans limite, sans frontière, l’horizon n’a jamais de fin derrière les dunes de sable qui se succèdent. La seule compagnie que l’on parvient à trouver, c’est celle du mirage qui nous promet un monde meilleur. Je préciserai plus après ces images que je sollicite en premier. La désolation de soi ne doit pas être comprise uniquement à travers les prismes posés par le Front National : je ne sollicite pas ici un ultime débat sur l’identité nationale afin de mieux montrer du doigt l’immigration et — plus largement — les musulmans. Comprendre la désolation de soi et le problème identitaire français, ce n’est pas juste s’arrêter à la question nationale et la fragmenter pour mieux nourrir les fantasmes. Qu’est-ce qu’être soi ? Comment se structure l’identité ? Peut-être faut-il aller plus loin dans un premier temps. Les sociologues ont compris que l’identité de l’individu subit plusieurs socialisations pour permettre au multiple d’être un. On peut dénombrer trois socialibilisations différentes : la socialisation familiale, la socialisation sociale, la socialisation nationale. Chacune s’englobe dans un noyau toujours plus grand. La famille est la première couche. Le milieu social est la deuxième et va jusqu’aux relations avec les autres, avec son entourage. Le milieu national est le dernier noyau. Chacune de ces couches nourrit la relation de soi avec les autres. Les relations avec sa famille, avec ses amis et ses connaissances et enfin, avec cet inconnu que je croise dans la rue.
Ce qui génère une dynamique identitaire chez l’individu, c’est la manière avec laquelle ces trois couches communiquent et sont définies. Si elles sont clairement posées par des cadres spécifiques, alors elles peuvent interagir et créer ce qu’Alain Juppé a bien vite appelé une « identité heureuse ». Mais cette identité heureuse demande également un effort certain : il faut pouvoir franchir ces frontières clairement posées pour mieux en sortir et se rapprocher de ceux qui vivent en dehors de chacun des cercles. Nous comprenons donc que pour parvenir à avoir une identité stable, il doit exister trois contenus définis par trois frontières. La première frontière permet de dire ce qui distingue le « mien » du « tien », la deuxième permet de comprendre la différence entre le « eux » et « nous » et la dernière permet de savoir qui est le « barbare » dans son sens premier. Mon discours peut paraître étrange. En effet, la mondialisation a largement fait comprendre que le mot de « frontière » était à bannir, qu’elles avaient explosé, et que désormais, poser des frontières, c’était aller contre le progrès, c’était aimer la guerre. Il est vrai que les flux économiques et financiers se moquent bien des frontières. Mais il n’en est pas la même chose pour l’identité. La réalité aujourd’hui est qu’une partie de la population française ne possède plus sa propre identité qui n’est que désolation : un désert sans verdure. Seuls les mirages lui expliquent qui elle est.

Le mot de frontière a donc été banni. Il était une fermeture à l’autre, un reste du XXe siècle, le présage de guerres, un souvenir de l’horreur du combat pour l’Alsace-Moselle ou du IIIe Reich. Il a bien vite été caricaturé. La fin de la frontière a tué deux mots : l’Hospitalité et la concorde. L’Hospitalité a longtemps été un idéal dans une société. Elle est, selon Claude Raffestin, un « rite qui autorise la transgression des limites ». Autrement dit, pour bien accueillir, pour réellement s’ouvrir à l’altérité la plus totale, pour être réellement dans l’ouverture et le don de soi, il faut qu’il existe une frontière. Sans frontière, il n’y a plus d’Hospitalité puisque tout le monde est chez soi partout. Cela signifie que la relation avec autrui perd toute son importance et toute sa vigueur. Pour le dire clairement, sans frontière, il n’y a pas de communauté ouverte. Il n’y a que la désolation du désert sans horizon. Il est des cas où l’on consent à la présence de l’Autre tout en la refusant, où, sous prétexte de ne pas pouvoir faire autrement, l’Autre est accueilli sans être accepté. Parce que la règle de l’Hospitalité n’est ni définie, ni pensée dans nos sociétés. Ces cas, ce sont ceux où les hôtes s’installent en lisière du territoire, hors de la sociabilité nationale pour finir ghettoïsés. C’est une Hospitalité qui sert de quarantaine. Il en faut alors peu pour que ces hôtes mal-acceptés finissent par devenir des boucs-émissaires ou se radicalisent eux-mêmes contre ceux qui les ont acceptés mais qui prétexteront alors d’être déjà bien aimables de les avoir accueillis. L’étranger que j’accueille volontiers est entre l’ami et l’ennemi, celui que j’accueille malgré moi est un ennemi en puissance. Je ne sais s’il restera à mes côtés, je ne sais s’il vient me changer, je ne sais s’il ne vient pas m’égorger. Petit à petit, je l’animalise, je l’exclus hors de l’Humanité, il devient un ours qui transmet les maladies. Il devient le nomade que j’exècre. Notre promiscuité est un perpétuel effort de ne pas communiquer, de ne surtout rien se dire, ni ne rien avoir à se dire. C’est Jean Valjean dans Les Misérables qui trahit l’évêque qui l’avait accueilli en lui dérobant ses chandeliers. Sans frontière, il n’y a pas d’Hospitalité et sans Hospitalité, il n’y a pas de vivre ensemble sûr de lui-même. La beauté de la frontière, c’est lorsque l’on autorise l’autre à la franchir. C’est alors accepter pleinement son altérité et ce qui le fait autre. Reparler aujourd’hui de frontières, au fond, c’est revenir à la tolérance.

Un mot banni donc mais dont la réalité se fait toujours davantage comprendre. La frontière aujourd’hui n’existe plus pour définir nos identités familiales, nos identités sociales et nos identités nationales. La famille ne fait plus grand sens aujourd’hui puisque sa conception est en pleine recomposition. La mort du PCF a contribué à la disparition de l’identité sociale dans le corps populaire et à la mort du tissu associatif caractéristique de l’engagement citoyen. Il restait une dernière frontière : celle qui enfermait le populaire dans son espace ghettoïsé, créant ainsi une sociabilité forcée. Mais les relations ont changé : les habitants de ces tours les quittent en courant, rêvant du pavillon résidentiel qui les coupera à tout jamais des autres. Plus aucun lien n’existe à présent.

L’identité nationale avait deux fonctions auparavant : extraire l’individu de ses deux premières identités et en définir une nouvelle par rapport au « barbare ». Elle répondait à deux questions : pourquoi suis-je le même que cet inconnu dans la rue ? Et pourquoi suis-je différent de celui qui vit dans tel autre pays ? Pour définir cette nouvelle frontière, il existait deux moyens. La conscription, cette école de la vie. Et l’instruction publique, cette école de l’esprit. Le premier n’existe plus. Qu’ai-je à voir avec cet individu que je ne connais pas, qui ne s’habille pas comme moi, qui n’a pas la même histoire que moi ? Pourquoi vivrais-je avec lui ? Auparavant, la réponse était subtile mais comprise par tous : les deux se trouvaient dans la boue à faire des pompes devant un drapeau français. Le deuxième moyen, l’école républicaine, se fourvoie. Il était ce symbole des Lumières qui met l’individu hors de lui-même pour le mettre en relation avec une histoire commune et uniforme.

Aujourd’hui, la construction identitaire n’est plus une composition de blocs qui acceptent de voir leur frontière dépassée par plus grand qu’eux. C’est un ensemble de flux déstructurés et déstructurants qui génèrent une identité, au mieux malléable, au pire, inexistante. Mon identité est claire si je me sais héritier de 1789, si je connais les valeurs que m’a véhiculées la Révolution sans oublier ce que je dois aussi à la monarchie et à ceux qui ont vécu avant que la tête du Roi ne fût coupée. Si, tout simplement, mon roman national est le même que mon voisin, si je le maîtrise suffisamment pour en connaître les rouages, les rebondissements, les noirceurs, parfois ; bref, si je peux le commenter avec ma sensibilité. Aujourd’hui, qui lit le même roman ? Certains ne lisent pas même un roman mais un tweet en quelques caractères. D’autres écrivent par-dessus, arrachent des pages et les avalent aussitôt. Pour certains, leur Histoire n’est faite que de massacres, cela permet de mieux s’en exclure. Pour des jeunes français aux origines immigrées, l’histoire, c’est ce que leurs communautés familiale et sociales racontent. Le souvenir d’un grand-père torturé, d’une famille déplacée, du mépris du Blanc. Le souvenir familial, qu’il est normal de cultiver, n’engage pas l’Education Nationale. Et pourtant, elle cède. Sous prétexte d’intéresser les élèves à l’Histoire, on ne leur parle dans les programmes que de ce qui ne va pas contre ces souvenirs protégés et transmis. Mais pourquoi alors aimer la France ? Pourquoi ce jeune français qui entend dans son foyer familial comment les siens furent chassés d’un « chez-lui » fantasmé (« le bled ») aimerait la France ? Que lui-a-t-elle apporté, à lui, la France ? Quand il y réfléchit, face à un père rendu malade de l’amiante avalée, il ne voit que de la souffrance, il ne voit que de l’exploitation. Une forme de servage qui se tait. Et les Lumières alors, crierait le brave hussard noir trop longtemps assis ? Parle-t-on bien de ces mêmes Lumières ? Celles qui ont justifié que l’on rentrât dans Alger les armes à la main ? Pour un peu qu’il contacte alors son identité sociale en morceaux, il ne sait qu’une seule chose : il vit au milieu des tours en béton, ces tours qu’il méprise, le ghetto. Il y a trente ans, le milieu social définissait un « eux » contre un « nous ». On attaquait le « eux » mais jamais le « nous ». Aujourd’hui, certains jeunes des banlieues populaires mettent le feu à leurs poubelles, à leurs voitures et taguent leurs murs. Il n’y a plus de « nous » au sein de l’espace social, il n’y a que cet immense désert que l’on vandalise. Quant à l’histoire commune, on espère qu’ils l’apprendront sur wikipedia. Ou dans un Mooc. Ou pas du tout.

Arrive alors le moment du mirage au milieu de cette désolation. Car l’individu doit bien répondre à la question suivante : « qui suis-je ? ». Une famille déstructurée vivant une histoire douloureuse et mouvementée, un tissu social sans sens et sans histoire, ne vivant plus au rythme de la grande aventure ouvrière, une identité nationale qui paraît être devenue la maladie du greffon contre l’autre… Le mirage, c’est l’identité de façade. Dans les banlieues, le mirage est double : il offre une nationalité fantasmée, un eldorado, une terre d’accueil féconde pour la lutte, la Palestine. L’autre refuge repose sur les dernières formes de communautés qui persévèrent dans cette désolation sociale : la religion ou le gang. Voire les deux dans les cas que la presse ressasse. La religion est surtout musulmane parce que l’Islam offre une identité neuve. Déjà, parce qu’elle est victime de ségrégation, la communauté musulmane a renforcé son entre-soi : être musulman, c’est se retrouver « entre nous » dans des lieux et des fêtes privilégiés : la Mosquée et le ramadan, instruments de définition de soi. Être soi devient alors palpable. De plus, la conversion promet de devenir radicalement différent. Se convertir à l’Islam, lorsque la préoccupation principale n’est pas celle du transcendant, plus que trouver une nouvelle famille, c’est changer de prénom. C’est ne plus être le même. C’est aussi adopter une forme de costume, de déguisement : port de la djellaba, port de la barbe, la femme devient voilée. Quel rapport entre ce qu’était le converti et qui il est aujourd’hui ? Il devient le combattant de la Palestine avec sa nouvelle identité. Une identité simple avec une histoire simple : un triptyque esclavage-colonisation-décolonisation auquel on ajoute un antisionisme. Ce converti refuse de voir l’Islam comme un avant-gardisme. Il refuse de comprendre que l’Islam est une quête spirituelle et que la djellaba, la barbe et le voile ne sont pas ce qui parvient à définir la totalité de cette grande religion. Il se moque bien de la foi, ce qu’il aime, c’est son nouveau prénom, ses nouveaux habits et ses nouvelles habitudes. Il s’appelle différemment, il mange différemment. Voilà le mirage qui vient répondre à la désolation.

Le problème est grave : il n’y a rien de pire que de vivre dans le mythe idéalisé, à travers le prisme d’une histoire d’un autre, de celle d’une autre nation. C’est parce que les Allemands n’avaient pas eu leur propre Renaissance qu’ils sont allés chercher leur histoire dans le Dionysos obscur d’Athènes. C’est là-bas qu’ils ont trouvé le nazisme : dans la désolation de soi.

Même la citoyenneté ne parvient à créer du lien. Quelle est cette citoyenneté qui n’offre pour seul avantage qu’un droit de vote si désavoué, alors même qu’une partie de la population française ne connaît pas même le nom de cinq hommes politiques ou confond Jacques Chirac et Lionel Jospin ? La citoyenneté française est symbolisée par la Semeuse, cette Marianne qui sème la terre française. C’est la réunion entre les principes universels qui font la France et son aspect aussi très concret, ancré dans ses frontières et ses limites. Mais qu’est-ce que la Nation si elle n’a rien de concret ? La citoyenneté à Athènes est définie tant par les droits politiques que le partage de la terre : la terre appartient pleinement aux citoyens qui exercent un droit foncier sur elle tandis que les étrangers ne peuvent détenir les propriétés d’Athènes. Quel sens donner à cette citoyenneté quand les appartements des Champs-Elysées appartiennent tous à de riches russes, américains ou habitants du Golfe ? Comment s’étonner de la désolation ?

Une torpeur économique, une désolation de soi : la France est marquée par un assèchement, un trouble profond qui l’endort. Elle pousse le français à vivre dans un univers jamais clos mais jamais défini, dans lequel il se perd sans parvenir à répondre à cette question fondamentale de la vie humaine : « qui suis-je ? ». Comment lui reprocher alors de sortir du chemin tracé et de se perdre à la vue du mirage et au son des sirènes ? « Il me venait à l’esprit ces images peintes pour vous ».

1 thought on “La désolation de soi, le mal français

  1. je suis musulman et je partage cette vision, qui est mise en mots dans cet article. J’ajouterais qu’il est vrai que pour beaucoup le soutien à la palestine est spontané sans réelle connaissance de la situation sur place. Elle se justifie par contre de plus en plus à cause du silence occidental face aux massacres de palestiniens. Il ne faut donc pas abandonner cette lutte anticoloniale aux seuls musulmans mais apporter une réponse humaine indépendament de la religion.

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