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Entrepreneuriat étudiant, le modèle français

            Dans les années 1990, la France inaugure ses premiers incubateurs de start-ups académiques, pour accompagner les étudiants souhaitant fonder leur entreprise. L’État, l’université et les écoles n’ont dès lors cessé de se mobiliser en faveur de l’entrepreneuriat étudiant, afin de relancer la croissance et l’emploi. Une dynamique qui modifie en profondeur l’ADN français, mais qui ne doit pas faire oublier l’importance, avant même l’entrepreneuriat, de l’esprit entrepreneurial.

 

Je rencontre W.G. devant ses locaux parisiens, dans le XVIIIème arrondissement. Le jeune homme de vingt-deux ans me serre franchement la main, à la manière des businessmen des films américains. Actuellement élève en école d’ingénieurs, W. a très vite décidé, parallèlement à ses études, de confronter son goût de l’effort et du risque à l’aventure entrepreneuriale, s’associant avec deux amis pour fonder une start-up dans le domaine informatique. Il y a quelques années, un profil comme celui de W. aurait sans doute paru atypique. En effet, rares étaient ceux qui osaient s’essayer à l’entrepreneuriat au cours de leurs études ; un constat récemment confirmé par l’économiste Guillaume Sarlat : « En France, avec un tropisme fort en faveur des grands groupes, et une culture d’entrepreneuriat encore peu développée, nombreux sont ceux qui hésitent à prendre le risque de créer leur entreprise[i] ».

 

Mais aujourd’hui, la tendance est à l’entrepreneuriat. Selon une étude récente[ii], plus de 45 % des jeunes de 18 à 24 ans affichent la volonté de créer leur entreprise. Écoles et universités sont de plus en plus nombreuses à mettre en place des structures de co-working en interne. Il s’agit de proposer un espace de socialisation aux étudiants souhaitant développer un projet, où l’entraide et le partage des locaux comme des équipements façonnent un écosystème propice à la créativité, et permettent de pallier les difficultés financières des « jeunes pousses ». Ce mode de fonctionnement collaboratif, très répandu dans le monde anglo-saxon, a longtemps été absent de l’enseignement supérieur français. La plupart des universités américaines ont rapidement su créer le terreau favorable à l’innovation, et ce dès les années 1980 avec l’apparition des premiers incubateurs académiques[iii]. Aujourd’hui, près de 10 % des étudiants de Stanford optent pour la création d’entreprise en fin d’études[iv].

 

W. m’explique qu’il espère rejoindre prochainement un incubateur académique. En effet, la conduite de ses projets nécessite une présence régulière dans ses locaux parisiens, et les allers-retours avec son lieu d’études occasionnent une perte de temps incompressible. « Le problème en France, c’est que la culture de la création d’entreprises passe plus par la famille que par le système éducatif : il n’existait pas, lors de mon intégration, d’incubateur au sein de mon école », déplore le jeune homme, qui doit à son père, lui-même entrepreneur, la passion d’entreprendre. Il note cependant des progrès dans l’accompagnement des jeunes créateurs, et s’empresse d’ajouter que « depuis quelques années, l’entrepreneuriat a le vent en poupe ».

 

L’entrepreneuriat, nouveau pilier de l’enseignement supérieur

 

Depuis quelques années, l’entrepreneuriat est devenu un pilier de la stratégie de l’enseignement supérieur scientifique, dans le contexte de chômage endémique et de crise de l’industrie française. Les tiers-lieux se multiplient où créer et accélérer sa start-up. Le parc universitaire de Luminy, en Provence, se dote en 1995 du premier incubateur technologique en tissu académique, avec centre d’appel, bureaux meublés et espace détente pour la pause-café… Vingt ans plus tard, il affiche un taux de réussite de 60 %, avec 60 entreprises créées, soit plus de 400 emplois[v]. Cet incubateur continue d’accueillir les porteurs de projets dans leur démarche de création et de croissance, en leur fournissant support logistique et juridique. Les étudiants peuvent y suivre des enseignements dédiés, participer à des « start-up week-ends », et même rencontrer des investisseurs potentiels.

 

Et le goût d’entreprendre ne s’arrête pas à l’enseignement scientifique. Les formations commerciales axent leurs enseignements sur l’apprentissage des théories entrepreneuriales, ainsi que sur des aspects plus pratiques, tels que la technique du pitch et l’élaboration du business plan[vi]. Des composantes, il est vrai, parfois négligées chez leurs consœurs scientifiques. Les étudiants en écoles de management sont ainsi chaque année près de 3 % à se lancer dans la création d’entreprise au cours de leurs études[vii].

 

Ce développement de l’entrepreneuriat au sein de l’enseignement supérieur, vient conforter la volonté affichée des gouvernements successifs de faire de la jeunesse et de l’entrepreneuriat deux axes prioritaires des politiques publiques. Le baromètre Entrepreneuriat 2013 d’Ernst and Young[viii] positionne à ce titre la France en tête des pays du G20 pour les actions menées en matière d’éducation à l’entrepreneuriat. 62 % des entrepreneurs interrogés reconnaissent une sensible amélioration de l’enseignement français sur les trois dernières années, même si la culture entrepreneuriale peine à s’imposer en France, qui occupe la neuvième place du classement dans ce domaine.

 

L’État et la société civile au côté des étudiants entrepreneurs

 

Il faut dire que le gouvernement de Manuel Valls s’est particulièrement mobilisé pour faire bouger les choses. Après la loi du 22 juillet 2013, reconnaissant la formation à l’entrepreneuriat comme l’un des objectifs de l’enseignement supérieur, la ministre Geneviève Fioraso s’est empressée d’annoncer la mise en place d’un cours obligatoire dédié à l’innovation et l’entreprise dans toutes les formations d’enseignement supérieur. Parmi les mesures présentées par la ministre, on remarque également la création d’un statut de l’étudiant-entrepreneur, ainsi que la multiplication des concours en lien avec l’entrepreneuriat. Les jeunes créateurs français bénéficient, par ailleurs, d’aides ou d’exonérations publiques avantageuses dans le développement de leurs projets. Le gouvernement a également créé une trentaine de PEPITE (Pôles étudiants pour l’innovation, le transfert et l’entrepreneuriat) répartis sur tout le territoire national, associant établissements d’enseignement supérieur, acteurs économiques et réseaux associatifs.

 

Par ailleurs, de nombreux acteurs de la société civile sont engagés dans le développement de l’entrepreneuriat étudiant. C’est le cas du réseau Moovjee (Mouvement pour les jeunes et les étudiants entrepreneurs), qui souhaite rendre accessible la création d’entreprises aux jeunes en favorisant l’entraide intergénérationnelle. Les efforts conjoints des associations et des pouvoirs publics semblent avoir porté leurs fruits : en dix ans, le nombre de créations d’entreprises par des jeunes de moins de 30 ans a triplé, une croissance bien supérieure à celle observée chez leurs aînés. Parmi ces jeunes créateurs, 15 % sont issus du système éducatif (secondaire ou supérieur), contre 10 % en 2006[ix].

 

Nouveau cheval de bataille de l’État, l’entrepreneuriat étudiant pourrait même devenir un outil politique pour la résolution de problématiques à l’échelle internationale. Le projet JEY (Jeunes entrepreneurs ─ Entrepreneurship for Youth) est né du constat, après le « printemps arabe », selon lequel les pays du Sud de la Méditerranée sont confrontés à un double défi, l’arrivée de nombreux jeunes sur le marché du travail, et le financement de la protection sociale des retraités. Associant la France en partenariat avec de nombreuses universités du Maghreb, d’Egypte et du Liban, le projet JEY entend mettre en place un dispositif alliant les étudiants et les entreprises afin de favoriser la création d’activité[x].

 

Ce type de projets rappelle que la dynamique entrepreneuriale promue par l’enseignement supérieur ne se suffit pas à elle-même. Les pouvoirs publics espèrent atteindre 20 000 créations et reprises d’entreprises en France par des jeunes de l’enseignement supérieur, sur la période 2013-2017[xi]. Et ce dans le but de réduire le chômage par l’auto-emploi, ainsi que de constituer une réserve d’opportunités pour les investisseurs. Une tendance que regrette Bernard Paranque, économiste et titulaire de la chaire « Finance autrement » de Kedge Business School, à Marseille. « Il est paradoxal d’encenser l’entrepreneuriat étudiant, source de microentreprises, qui plus est rachetées par les grands groupes au moindre signe de succès, quand on sait que la France manque cruellement de PME ». Ce faisant, l’État délaisse en effet les PME, qui restent pourtant les principaux pourvoyeurs d’emploi en France[xii].

 

L’esprit entrepreneurial plutôt que l’entrepreneuriat

 

De fait, les jeunes innovateurs ont souvent tendance à revendre leurs réalisations aux grands groupes[xiii]. Une manière pour ces derniers d’externaliser les contraintes liées au processus d’innovation, et d’en faire porter le coût sur les étudiants et l’État, via les aides qu’il leur concède. C’est ainsi que Décathlon a récemment racheté un système de changement de vitesse automatique pour vélo, conçus par des étudiants dans le cadre d’un projet de leur scolarité[xiv]. On assiste en fait à une modification des formes d’aide à l’investissement et à la R&D, basée sur le soutien public aux start-ups, plus que sur l’incitation à l’innovation au sein des grands groupes. Cette dynamique est révélatrice d’un changement de paradigme au sein de l’économie française, qui se manifeste notamment par la conversion des élites françaises à l’entrepreneuriat, en particulier dans les grandes écoles publiques. La France a autrefois choisi d’étatiser la formation de ses élites, avec en contrepartie l’exigence que ces élites consacrent une partie de leur carrière au service de l’État. L’évolution actuelle est radicale, et l’on accepte que la contribution des élites à l’effort de guerre (économique) passe par la promotion de la « french tech », ainsi que l’entrepreneuriat de manière générale.

 

Nous entrons donc dans une phase ascendante pour l’entrepreneuriat, dont la perception a fortement varié au cours des siècles. Dans la France du XIXème siècle, l’entreprise était synonyme de liberté, le salariat l’hypothèque de cette liberté. La France du XXème siècle a introduit une inversion des valeurs en associant l’idée de liberté avec le salariat, notamment à mesure que les salariés obtenaient des conquêtes sociales. À présent, l’entrepreneuriat réincarne l’idéal de liberté face à des grands groupes qui ne favorisent pas toujours la prise d’initiative chez leurs salariés. La volonté d’être indépendant constitue d’ailleurs la première motivation de 71% des jeunes créateurs d’entreprise en 2015[xv]. Bien que certaines grandes entreprises tentent de promouvoir l’intrapreneuriat[xvi], la start-up au fonctionnement adhocratique[xvii] semble progressivement s’imposer comme un symbole de liberté au travail pour les étudiants.

 

Mais ces évolutions ne sont pas sans poser de problèmes. Notamment, la valorisation excessive de l’entrepreneuriat induit une dévalorisation implicite du salariat, en érigeant le jeune entrepreneur comme être supérieur. Or ce dernier, dans une perspective de croissance de son entreprise, sera certainement amené à embaucher ; quelle image aura-t-il alors de ses futurs employés, pourtant non moins indispensables au fonctionnement de la structure qu’il ne l’est lui-même ? Comment promouvoir l’esprit d’initiative dans les grandes structures, quand cet esprit semble être l’apanage exclusif des entrepreneurs ?

 

Pour Bernard Paranque, le rôle des pouvoirs publics n’est pas tant de promouvoir l’entrepreneuriat étudiant, que l’esprit entrepreneurial, qu’il définit comme « la recherche de l’autonomie dans un système de contraintes ». Il s’agit de proposer des méthodes d’apprentissage par l’action (learning by doing), basées sur le projet, afin de développer la capacité des étudiants à résoudre des problèmes en environnement contraint. L’esprit entrepreneurial doit être enseigné à tous les étudiants ; s’il peut être alors mis à contribution de la création d’entreprises, il ne saurait être l’apanage des seuls entrepreneurs. En effet, alors que les processus de décision de l’entreprise glissent progressivement vers un management horizontal, l’esprit d’innovation est aujourd’hui requis à tous les niveaux, et toutes les fonctions.

 

[i] Guillaume Sarlat, En finir avec le libéralisme à la française, Albin Michel, Paris, avril 2015

[ii] « La création de l’entreprise par les jeunes de moins de 30 ans », APCE, mars 2015, http://www.apce.com/

[iii] « Les incubateurs : émergence d’une nouvelle industrie », DiGITIP, avril 2002, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/

[iv] John Byrne, « Harvard vs. Stanford: Which builds a better entrepreneur ? », Fortune , 12 octobre 2010, http://fortune.com/

[v] Portail de l’incubateur Grand Luminy Technopôle, http://www.grandluminy.com/

[vi] Le pitch est une courte présentation orale synthétisant le projet entrepreneurial d’une start-up. Le business plan (ou plan de développement) formalise par écrit les projections d’évolution d’une entreprise.

[vii] « Résultat de l’enquête Insertion des jeunes diplômés », op. cit.

[viii] « The Power of Three ─ The EY G20 Entrepreneurship Barometer 2013 », EY, juin 2013, http://www.ey.com/

[ix] « La création de l’entreprise par les jeunes de moins de 30 ans », op. cit.

[x] Note de cadrage « Programme JEY », OCEMO, Kedge Business School et ACCEDE, 8 décembre 2012, http://www.ocemo.org/

[xi] « L’université en mouvement », Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, septembre 2013, http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/

[xii] « Effort financier de l’État en faveur des petites et moyennes entreprises », annexe au projet de loi de fiance pour 2015, 2015, http://www.performance-publique.budget.gouv.fr/

[xiii] Le boom entrepreneurial étudiant adopte en fait une logique très anglo-saxonne, très différente de la conception française de l’entreprise, plus patrimoniale.

[xiv] « Jacques Biot : « L’entrepreneuriat, pilier de la stratégie de Polytechnique » », Focus Campus, 10 décembre 2014, http://focuscampus.blog.lemonde.fr/

[xv] « La création de l’entreprise par les jeunes de moins de 30 ans », op. cit.

[xvi] L’intrapreneuriat désigne la mise en place d’une dynamique entrepreneuriale au sein d’une grande entreprise.

[xvii] L’adhocratie désigne une configuration d’organisation des petites structures qui mobilise des compétences pluridisciplinaires et favorise la prise d’initiative.

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